Ce qui se donne, de l'art, c'est l'apparence sensible des œuvres : l'art vient s'offrir à nous par le truchement de nos sens. Mais, de la même manière que la pierre sacrée n'apparaît que comme un vulgaire caillou pour celui qui n'en détient pas le sens, ne peut-on pas dire que le sens des œuvres ne se donne pas immédiatement dans la saisie sensorielle ou sensible des œuvres ?
Dans la mythologie grecque, Hermès, fils de Zeus et de Maia, est considéré comme le messager des dieux : il est celui qui apporte aux mortels une parole mystérieuse, énigmatique, en ce qu'elle est porteuse d'un sens qui leur échappe d'abord.
On lui prête d'être l'inventeur de la lyre, qu'il devra ensuite céder à Apollon, dont à peine né il avait dérobé des bœufs.
Extrait :
Né au matin, il joua de la lyre au milieu du jour, et, le soir, il vola les bœufs de l'Archer Apollon. Et la vénérable Maia l'enfanta le quatre du mois.
Dès qu'il eut jailli du corps immortel de sa mère, il ne resta pas plus longtemps couché dans le berceau sacré ; mais, se levant, il chercha les bœufs d'Apollon. Puis, sortant de l'antre élevé, et, ayant trouvé une tortue, il posséda une richesse infinie.
Certes, Hermès construisit le premier la tortue sonore qui s'offrit à lui auprès des portes de la cour, paissant, devant la demeure, l'herbe fleurie, et marchant lentement. Et le fils utile de Zeus, l'ayant vue, rit, et il dit aussitôt :
- Voici qui me sera très profitable et qui n'est pas à dédaigner. Salut, être aimable, compagne qui excites aux danses et aux festins et qui m'es apparue heureusement ! D'où viens-tu, beau jouet, tortue qui vis dans les montagnes, à l'écaille variée ? Mais, t'ayant prise, je t'emporterai dans ma demeure. Tu me seras utile, et je ne te mépriserai point, et, d'abord, tu vas me servir. Il vaut mieux être dans la demeure, car il est dangereux de rester dehors. Certes, vivante, tu seras un remède à beaucoup de maux ; et, si tu meurs, tu chanteras alors admirablement.
Ayant ainsi parlé, il l'enleva de ses deux mains, et il entra aussitôt dans la demeure, portant l'aimable jouet. Et, là, avec un burin de fer brillant, il arracha la vie à la tortue montagnarde. De même qu'une rapide pensée traverse l'esprit d'un homme agité par de nombreuses inquiétudes, ou que des rayons jaillissent des yeux, de même l'illustre Hermès parla et agit en même temps. Il fixa des tiges de roseaux, coupées à diverses longueurs, et il les fit passer à travers le dos de la tortue ; puis, il tendit, autour, avec adresse, une peau de bœuf ; et il adapta les deux bras et le chevalet, et il tendit ensuite sept cordes harmoniques en boyaux de brebis.
Puis, ayant construit l'aimable jouet, il fit résonner chaque note à l'aide du plectre ; et la tortue, sous sa main, résonna, sonore ; et le Dieu, excité par son œuvre, chanta admirablement. De même, des adolescents, dans l'âge fleuri, se piquent les uns les autres par des railleries au milieu des repas. Et il chantait Zeus et Maia aux belles sandales, quand ils se charmaient de leur amour, et sa propre naissance ; et il annonçait son nom illustre, et il célébrait les compagnes et les belles demeures de la Nymphe, et les trépieds et les bassins durables. […]
Saisissant la tortue de la main gauche, il en essaya le son avec le plectre, et la tortue résonna admirablement sous sa main. Et Apollon rit, joyeux, et le son charmant pénétra son esprit, tandis qu'il, écoutait de l'âme. Et le fils de Maia, rassuré, et jouant de la douce lyre, se tenait à la gauche d'Apollon. Et, faisant vibrer fortement la cithare, il chanta à son tour, et sa voix aimable s'éleva.
Et il chanta les Dieux immortels et la terre ténébreuse, et comment les choses furent faites au commencement, et comment chacun fut partagé par le sort. Et il chanta Mnémosyne par-dessus toutes les Déesses, la mère des Muses, car elle était échue au fils de Maia. Et l'illustre fils de Zeus chanta ensuite les autres Dieux immortels, chacun selon son rang, et comment ils étaient nés ; le tout admirablement, et faisant résonner la cithare sous ses mains. Et un immense désir s'éleva dans l'âme d'Apollon, et il dit à Hermès ces paroles ailées :
- Tueur de vaches, rusé travailleur, compagnon des repas, tu possèdes là quelque chose qui vaut cinquante bœufs. Je pense que nous sortirons tranquillement de querelle. Et maintenant, dis-moi, rusé fils de Maia, si tu as fait cette chose admirable après ta naissance, ou si quelqu'un d'entre les Immortels ou les hommes mortels t'a fait ce présent illustre et t'a enseigné le chant divin ? Mais j'écoute cette voix nouvelle et admirable, et je pense qu'aucun des hommes ni aucun des Dieux qui ont des demeures Olympiennes ne te l'a enseignée, excepté toi-même, ô menteur, fils de Zeus et de Maia ! Quel est cet art ? Cette Muse qui guérit les inquiétudes amères ? Et cette habileté ? En effets ces trois choses sont réunies, pour la joie, le désir et le doux sommeil. Moi qui suis le compagnon des Muses Olympiades, qui prends soin de leurs chœurs et de l'illustre règle des vers et du chant fleuri et de l'aimable accord des flûtes, jamais mon âme n'a été plus pénétrée que par ces sons, tels que ceux des jeunes hommes dans les festins. Je les admire, ô fils de Zeus, et comme tu fais vibrer doucement ta kithare. Et, maintenant, puisque, bien que tout petit, tu possèdes un art illustre, je vous dirai la vérité à toi et à ta mère. Oui ! par cette lance de cornouiller, certes, je te conduirai illustre et heureux parmi les Immortels, et je te ferai de magnifiques présents, et je ne te tromperai jamais.
Chants homériques, II, À Hermès, tr. Leconte de Lisle (1868), p. 395-396 et p. 407-408.
Questions :
1. Dans cet extrait, repérez et expliquez comment Hermès a fabriqué son instrument.
2. Repérez et analysez les termes employés ici pour qualifier cet instrument, et l'art qu'il constitue.
3. Quel est l'effet produit par cet instrument sur Apollon ?
4. Quel usage trivial peut être fait par les hommes de cet instrument ? Repérez dans le texte des allusions à celui-ci.
5. Quel usage plus noble, selon vous, pourrait être fait de cet instrument ?
Constatant son hermétisme, par lequel il est intermédiaire entre le divin et les hommes, nous pouvons alors nous interroger sur l'aptitude des hommes à discerner et percer le mystère de cet art qui les enchante…
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